Texte de Daniel Grappin, dit à la cérémonie d’obsèques
Guy,
Les amis ne frappent pas à notre porte.
Ou alors, par courtoisie, par discrétion : mais notre porte leur est ouverte, ils le savent. Et la porte s’ouvre sur un « petit rien », un verre de vin d’Espagne, un film que l’un a vu et l’autre pas, un livre partagé, ou, au contraire, s’ouvre grand sur le monde, si vaste, que l’on essaie d’embrasser à coups de références politiques et de théories échafaudées. La porte, notre porte, puisque ce fut, presque tout au long de ce demi-siècle d’amitié, celle d’Anne autant que la mienne, s’ouvre en 1978, à Villefontaine, au collège Aragon où je viens d’être nommé. J’y retrouve Bernadette, croisée dans une vie antérieure, faite de réunions politiques sur le campus, et j’y fais la connaissance de Guy… et de Matthieu ! Nous ne le savons pas, ni les uns ni les autres, mais nous nous engageons sur un long chemin d’amitié qui va réunir nos deux couples.
Je pourrais égrener les années, comme on feuillette des pages, depuis cette scène que je perçois comme originelle – une discussion, un soir d’automne où je suis resté dormir chez Guy et Bernadette, sur le régime de l’apartheid en Afrique du Sud et le comité Steve Biko, du nom d!un activiste de l!ANC assassiné en prison quelques mois auparavant,
comité auquel Guy participe –, jusqu’à ces dernières manifestations contre cet impôt sur la vie qu’est la « réforme des retraites » – cette ultime photo de Guy, radieux, posant avec Matthieu et Ismaël dans les rues de Grenoble.
Une succession d’événements ne fait pas une vie, pas davantage que le fait de les avoir partagés ne construit une amitié… Il faut autre chose, d’une autre nature, une chose dont la source reste un mystère et qui naît dans le creuset des âmes…
Et ce qui naît et se déploie chez Guy, c’est ce regard singulier qu’il porte sur le Monde et sur la Vie : Guy n’était pas « engagé » au sens où on l’entend habituellement, mais c’était quelqu’un qui s’engageait, avec sincérité, avec curiosité, parfois avec délectation et gourmandise, pour tout dire, avec joie.
Cette joie, c’est cela qui lui permet d’embrasser le Monde et la Vie : les grandes causes, de celles qui font battre le pavé, le désir d’être enseignant comme on est passeur, la compréhension de l’importance des médias et de l’audiovisuel, la peinture et le théâtre (il y a quelques années, un jour on apprend : « Tiens, Guy fait du théâtre ! »), l’atelier d’écriture, les voyages, le désir d’être, en fin de repas, passeur de mémoire – encore et
toujours ! – bien plus que l’ancien-qui-évoque-ses-souvenirs, la joie de célébrer, à Avers, les trois naissances d’Emma, de Julia et de Lilia, les chansons de Treinet… Embrasser la Vie, non par boulimie, mais parce que tout contribue à faire sens et que chaque instant est toujours une découverte, comme cette première rencontre avec Marie Dominique, où la confiance réciproque s’installe avec évidence, sur le chemin au bout du village d’Avers…
Et parce qu’il y a un moment où l’on sent que l’on s’approche de l’autre rive, doucement – mais la barque file sur son erre, que pourrait-on y changer ? – revenir sur tout ce qui, justement, a fait sens.
La genèse du récit que Guy a entrepris de sa vie a été pour moi un cadeau immense, intense et rare : cadeau que cette confiance qu’il me témoignait pour que je relise ses brouillons, et, très modestement, lui suggère quelques modifications ; cadeau aussi parce que, au fil du Passé recomposé, tout une vie se dépliait sous mes yeux tandis que je ne savais vivre, alors, parce que la mort venait de surgir avec la plus extrême des violences, que des éclats de souvenirs brisés.
A parcourir la vie de Guy, en remontant le cours de cette rivière de joie, peut-être tout nous ramène-t-il au tout début, à l’impasse des Clairettes :
Une cloche au son aigrelet carillonne de l’autre côté du mur et aussitôt un pas de course alerte et léger s’approche. Bruit de serrure, la lourde porte s’ouvre.
– Bonsoir pépère.
– Bonsoir mon petit, ferme bien la porte !
Sans doute l’enfant de cinq ans que tu étais, Guy, a-t-il bien fermé la porte… Mais la porte de l’amitié, qu’elle reste ouverte : celles et ceux que l’on a aimés, tu le sais, la franchissent continuellement pour pouvoir murmurer dans le creux de l’âme des vivants.
Merci Guy, d’être la personne que tu es, avec générosité.
Et que ton chuchotement, à présent, nous soit doux et léger.
Daniel
Angoulême-Grenoble, le 17 février 2023